Ça a commencé comme ça : tout gamin, j’avais une horreur profonde pour la peau du lait. Je l’enlevais soigneusement, malgré les moqueries de ma mère.
Pus tard je suis tombé sur ce merveilleux tableau de Salvador Dali, où une petite fille soulève la peau de la mer, et découvre un chien endormi. Soulever la peau d’un liquide, non plus par dégoût, mais par curiosité ! Que découvrir ainsi ? Quelle entreprise !
J’ai décidé de progresser lentement, par étapes, comme cette jeune femme qui escaladait une pyramide avec un taureau sur ses épaules : elle avait débuté avec un petit veau.
Je commençais par le café au lait de mon enfance, avec beaucoup de lait. Pas de problème. La peau vient très bien, avec une simple cuillère. Je poursuivis en augmentant la quantité de café. Il fallut bientôt un outil plus fin, surtout quand je commençais à m’attaquer à la peau de l’eau pure.
La peau de l’eau existe, vous devriez le savoir. Elle provoque les reflets sur l’eau, les ricochets, se laisse parcourir par les araignées d’eau. Mais savoir la soulever est bien plus difficile qu’avec le lait. J’ai tâtonné longuement, et j’ai eu enfin le déclic, le jour où je suis passé d’un récipient rond à un récipient carré, avec l’outil adéquat.
J’ai décidé alors de m’attaquer à une mare, près de chez moi. J’ai du reconcevoir mon outil, mon additif pour saupoudrer l’eau, l’amplitude de mon geste. J’ai d’abord soulevé de petites zones, et puis, un jour, un large pan, et fait ce jour là de grandes découvertes.
La peau soulevée portait sur sa face cachée de longs filaments blanchâtres, d’aspect gluant. Elle était parcourue par de petites bestioles larvaires ou arachniformes qui fuyaient le contact de l’air.
L’eau de la mare n’avait plus l’aspect lisse habituel, avec ses reflets, mais une surface irrégulière. Surtout entre les herbes et les masses de vase, s’agitait toute une vie de bestioles translucides, en grappes ou isolées, qui toutes cherchaient refuge sous les touffes d’herbe.
Pas de poissons dans cette mare. Quelques grenouilles, mais surtout un grouillement fantastique de vie, échappant à toute description, et ouvrant la voie à forces prospectives en particulier utilitaires, touristique ou autres.
Je regardais longuement, puis laissais retomber la peau soulevée. J’avais fait une merveilleuse découverte, j’allais devenir riche et célèbre.
Puis est monté en moi un doute. Nous sommes sept milliards d’humains sur cette planète. Nous avons déjà détruit des forêts immenses, fait souffrir et mourir des myriades d’animaux pour leur peau et leur chair . Quel usage serait fait de ma découverte ? Imaginons un à deux milliards d’humains, écorchant les lacs, les rivières, et les mers. Que ferait-on de toute cette peau soulevée, de toute cette vie secrète et protégée brutalement découverte ? Que deviendrait toute cette surface mise à nue ? Quel impact sur l’évaporation, les relations air-eau, oiseaux, insectes ? Quelle nouvelle catastrophe écologique en perspective !
Ma découverte restera secrète. Je n’apprendrai à nul être humain à soulever la peau de l’eau. J’ai détruit mon outillage, mes notes. Je n’en ai parlé à personne. Je ne veux pas ouvrir une nouvelle source de catastrophe pour l’humanité.
Droits d'auteur oblige, découvrez le tableau de Dali ici :
https://www.salvador-dali.org/fr/oeuvre/catalogue-raisonne-peinture/obra/653/dali-a-six-ans-soulevant-avec-precaution-la-peau-de-l-eau-pour-observer-un-chien-dormir-a-l-ombre-de-la-mer
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Scholl Florence (lundi, 01 juillet 2019 12:16)
Quelle beau texte ! J'adore